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lundi 28 novembre 2011

La selection de Noel, 2

Joe Sacco
Gorazde


 Le calvaire des habitants de Gorazde, enclave musulmane en plein territoire serbe, raconté à travers le témoignage direct de ses habitants que Joe Sacco a recueilli tout au long de quatre voyages - en 1995 et 1996 - dans cette région martyrisée par la guerre de Bosnie. Après Palestine, une autre magistrale leçon de journalisme et de bande dessinée.

 
        Fin 1995, l'avenir de la ville de Gorazde et ses 57 000 habitants était tout sauf clair. C'était une enclave.
Cernée par les forces séparatistes serbes depuis le début de la guerre en Bosnie, plus de trois ans et demi auparavant, et classée Zone de Sécurité par l'ONU. Pendant l'été, les deux autres enclaves de l'Est, Stebrenica et Zepa, également classées Zones de sécurité, avaient été abandonnées par l'ONU. Les Serbes victorieux s'en étaient emparés, et d'horribles récits s'étaient mis à circuler.
Au moment où les médias de tout poil se précipitaient à Sarajevo, Gorazde la plouc, enclave musulmane en plein territoire serbe, subissait un calvaire sans fin. C’est là que Sacco s’est rendu à quatre reprises entre 1995 et 1996, y absorbant littéralement témoignages, mots, regards, et cette inépuisable énergie qui se dégageait de ces habitants livrés à eux-mêmes. Le chaos vital et graphique de Soba, première incursion en ex-Yougoslavie, a fait place à une économie du récit et à un tempo maîtrisés ; l’oeuvre gagne ainsi en puissance didactique (ce n’est pas un gros mot) ce qu’elle perd en énergie originelle. Ce qui ne saurait cependant empêcher l’explosion ponctuelle du cadre narratif, lors de fêtes improvisées ou des apparitions de Rikki, le soldat mélomane amateur de rock ricain.



Gorazde est une claque, une grande baffe aux facilités et aux raccourcis de la presse occidentale, un courant d’air salutaire. Comme dans Palestine, Sacco parvient à donner à l’histoire qu’il raconte une profondeur et un relief qui enfoncent tous les poncifs médiatiques : le dessin lui permet de nuancer sans cesse, de faire surgir des tonnes de détails.
Son idée maîtresse, c’est que rien n’est jamais simple, et qu’il n’est pas lui-même au fond mieux renseigné que les autres. Sacco joue sans cesse de ses différentes cordes : il se représente lui-même pour marquer toute la distance entre sa perception de la situation et la réalité atroce qu’il ne connaît qu’indirectement, il croise ses différentes sources pour restituer une histoire manquante et peut-être jamais écrite, il dessine et surcharge son dessin de commentaires en bandeaux qui indiquent sans arrêt les limites et les à-côtés de son témoignage. Il fait, sans cesse, un exercice d’honnêteté intellectuelle admirable.

Mais Sacco est aussi secondé par un outil formidable. Gorazde n’est pas un récit historique : rien n’y est inventé, rien n’y est fabriqué. Reportage au plein sens du terme, le récit utilise toutes les possibilités de la bande dessinée : ainsi Sacco peut tracer d’après les témoignages qu’il accumule une carte de la progression des Serbes dans les collines en 1992 (et il fait ainsi, au sens strict, de l’histoire), ou décrire les fêtes à Gorazde en contrastant sans cesse son propos par des remarques en bandeaux qui commentent ce qu’il est train de dessiner, ou encore insister graphiquement sur des évidences que la parole elle-même aurait du mal à saisir (un regard, un paysage, un plan parlent plus et mieux que des lignes et des lignes de texte).

 J’étais jeune quand la guerre d’ex-Yougoslavie avait secoué l’Europe, et je n’en gardais que des vagues souvenirs. J’aurais été bien incapable d’expliquer ce qui s’y était passé exactement, ce qui est quand même malheureux quand on considère que le drame s’est déroulé juste à coté de chez nous, il y a une quinzaine d’années à peine.

Alternant les développements historiques, afin d'éclairer quelque peu une situation éminemment complexe, l’écriture graphique de Sacco est d’une efficacité redoutable ; et le danger étant bien évidemment de considérer ces témoignages rapportés (voir notamment La Première attaque et les récits insoutenables de Rumsa, Ibro, Izet, bosniaques moyens, confrontés brutalement aux dangers de la guerre) comme un reportage visuel direct. Écueil que Sacco contourne habilement, en projetant les événements non vécus sur un fond noir, aussi noir que ces moments indicibles qui semblent s'échapper de toute réalité.


Pas de sensationnalisme non plus, ni de commisération.

Comment ne pas s’émouvoir devant l’extrême pudeur de Rikki qui fait éclater magistralement un Proud Mary ou un Helter Skelter pour cacher l’immense souffrance accumulée ? Devant le sourire désarmant des Silly Girls, ces filles frondeuses auxquelles Sacco est obligé de mentir, lorsqu’elles demandent si les USA  "savent pour Gorazde" ? La guerre est ici traitée dans sa quotidienneté parce qu'elle s’était déclenchée tranquillement, sans bruit, dans le silence d'un téléphone coupé, d'une journée de travail achevée, d'un départ de Serbes dans la nuit. Un silence qui précède le bruit et la fureur, expérience que Sacco n'a pas vécu lui-même (hormis la traversée, avec les convois de l’ONU, de la "route bleue" reliant Sarajevo à l'enclave bosniaque et les interminables négociations avec les Serbes pour acheminer vivres et produits de première nécessité). Les Serbes sont entrevus sans être pour autant l’objet de fantasmes inconsidérés : les ennemis d’aujourd’hui sont les amis d’hier. Et parce qu'une guerre ne se restitue que par le récit de ceux qui la vivent, Sacco se fait le passeur de ces paroles, de ces miettes d’existence.

 Certaines séquences sont particulièrement impressionnantes : ainsi la description de la première attaque des Serbes en 92. Sacco la décrit à partir de plusieurs témoignages d’habitants des faubourgs qui ont fui ensemble jusqu’à la rivière pour échapper aux balles des snipers serbes.

D’abord, Sacco présente les témoins. Ensuite, il dessine les scènes successives de l’attaque, de la panique, de la fuite sous les balles, des heures de terreur et de meurtre. Dans des bandeaux en haut de case, il rapporte les témoignages, toujours précédés du nom du témoin, et l’angle choisi pour dessiner correspond à ce témoin précis : comme tous ont fui ensemble, on suit graphiquement une unique séquence, mais en changeant de point de vue presque à chaque case.

Sacco parvient ainsi à surmonter l’effet parcellaire des témoignages, sans pourtant refabriquer artificiellement de la cohérence : certains événements auxquels personne n’a assisté parmi ses témoins restent cachés jusqu’au bout, et ne s’éclairent qu’à la fin (qu’est devenu untel, comment à fini tel autre, qu’est-il arrivé ensuite dans telle maison). Le résultat, c’est une sorte de filage haletant et atroce, dans lequel le rythme même de la narration retrouve la panique et le désordre de l’événement lui-même, sans pourtant céder à aucune facilité ni à aucun pathos.
 Mais cette scène-là n’est qu’une des nombreuses réussites du livre. Gorazde est un album important, dont la lecture ne laisse pas indemne. Il est déterminant que la bande dessinée puisse produire ce genre de livre, et qu’elle le fasse grâce à un auteur capable de prouver que seule la bande dessinée pouvait le faire, que seuls ses moyens techniques permettent de restituer cette expérience-là.
 Le style comics de l’œuvre fait mouche une nouvelle fois, mais rappelons que le bonhomme est passé par l’école rigoureuse de Fantagraphics Books, éditeur culte de l’Underground américain : découpage surprenant mais cohérent, multicadre et incrustation qui élargissent le rapport texte/image, traitement subtil de la temporalité, s’appuyant sur une progression infime ou une suspension du temps et qui n’est pas sans rapport avec celui des Japonais. Gorazde est une oeuvre protéiforme, d'une richesse esthétique insoupçonnée et d'une utilité salvatrice. Et même si Sacco a quelques difficultés à représenter les enfants (qui ressemblent pour le coup à des personnages de mangas), leur présence souvent furtive allège le récit, à l’image de Mela, danseur survolté qui régale l’auteur de son anglais rudimentaire ("Tchetnik c’est enculé !"). Joe Sacco n’a pas oublié, comme le disait Godard, que dans Yougoslavie, il y a gosses et il y a vie. 


Laurent, fils de Tito, tendre banlieue.

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